4

 

 

 

 

 

Vendredi 30 septembre, 16 h 20

 

 

Steven gravit en trois bonds les marches de l'entrée principale du lycée. Il était en retard de vingt minutes pour son rendez-vous avec le Dr Marshall. Il estimait qu'il avait déjà eu bien de la chance que l'enseignante ait accepté de le recevoir un vendredi après-midi après les cours. Aussi était-il presque impossible qu'elle soit restée à l'attendre si longtemps. « Mais on ne sait jamais », songeait-il.

Il s'était arrêté en chemin chez les Eggleston à Pineville, d’où son retard... Les parents de Samantha devaientsavoir qu’il faisait tout pour retrouver leur fille. Ils avaient besoin de cette visite qui témoignait de son respect et de sa compassion pour eux face au drame qu'ils vivaient. Ils avaient besoin de l’entendre les questionner — leur demander, par exemple, s'ils connaissaient quelqu'un qui aimait maltraiter les animaux. Ils avaient besoin de sentir une force tranquille mais déterminée à leur côté, tandis qu'effondrés, débordés par la situation, ils s’accrochaient l'un à l'autre en sanglotant sans un bruit. Ils les avait laissés pleurer ainsi jusqu'à ce qu'ils semblent en avoir oublié sa présence.

Oui. cette visite aux Eggleston avait été nécessaire et bénéfique.

Mais à présent il était vraiment en retard pour un rendez-vous d'une importance cruciale pour l'avenir de son fils.

Merde... Il faudra qu'un jour je trouve le moyen de concilier ma vie professionnelle et ma vie familiale...

Il n'y croyait pas une seconde.

Il scruta le hall d'entrée du lycée Roosevelt, mais personne n'attendait, qui ressemblait à un professeur de chimie. Le Dr Marshall avait dû renoncer et rentrer chez elle. Il soupira, gagné par la lassitude après une journée aussi éprouvante. Il lui faudrait la rappeler lundi pour fixer un nouveau rendez-vous. Entre-temps, il se rongerait les sangs en pensant à ce qu'elle avait à lui dire au sujet de Brad, même s'il avait l'impression qu'il lui était impossible de s'inquiéter davantage. Il connaissait mieux que la plupart des parents les dangers qui guettaient les adolescents. Cet avantage n'avait pourtant pas empêché Brad de se transformer en un parfait étranger en quatre courtes semaines.

Il se dirigea vers le bureau d'accueil pour y laisser un message à l'intention du professeur. Tout en marchant, il se retourna dans un ultime espoir de voir apparaître le Dr Marshall au fond du hall. Il n'avait pas fait trois pas en reculant qu'il heurta quelqu'un. Un petit cri se fit entendre, suivi du bruit sourd d'une chute sur le sol carrelé.

Par réflexe professionnel, il posa la main sur la crosse de son arme de service en faisant volte-face. En fait d'agresseur, une femme était étendue par terre, le visage voilé par un rideau de cheveux bruns. Sa jupe bleu lavande était relevée jusqu'en haut de ses cuisses, exposant aux regards de Steven l'ourlet de ses bas de soie et l'extrémité d'un porte-jarretelles dénué de fanfreluches, ainsi qu'une interminable paire de jambes. Il s'entendit inspirer avec un sifflement involontaire, sentit son cœur battre plus vite et ses poings se serrer.

Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! fut tout ce qu'il parvint à penser.

La femme écarta des deux mains les mèches qui lui masquaient le visage et leva les yeux vers lui. Steven vit de grands yeux bleus furibonds et des lèvres pulpeuses et rouges, étirées en une grimace rageuse sous de hautes pommettes empourprées par la colère.

Fasciné par ce spectacle, il resta sans réaction.

— Espèce d'imbécile ! Vous ne pouvez pas regarder où vous allez ?

Steven cligna des yeux. Ouvrit la bouche. La referma. La rouvrit.

— Excusez-moi, bredouilla-t-il au bout d'un moment.

Pour toute réponse, elle laissa échapper un gros soupir en faisant un ample geste du bras.

— Regardez un peu le désastre !

Steven jeta un coup d'œil autour de lui et vit le sol parsemé de centaines de feuilles de papier autour de la serviette renversée de la jeune femme. Un bâton de rouge à lèvres, des stylos et des clés s'étaient également répandus de son sac sur le carrelage. Elle porta la main à sa cheville et se massa légèrement. Ses traits se crispèrent ; elle ferma les yeux tandis que la consternation faisait place à la douleur.

Il s’agenouilla près d'elle.

— Je suis vraiment désolé, madame. Je ne vous ai pas vue.

— Evidemment ! Vous ne regardiez pas où vous alliez...

— Non, en effet, je ne regardais pas...

Il lui pressa la cheville du bout des doigts et l'alarme se mêla à la douleur dans les yeux de la femme.

— Qu'est-ce que vous faites ? demanda-t-elle d'une voix qui tremblait légèrement.

Il ôta immédiatement sa main.

Elle bougea et son regard se posa alors sur ses cuisses dénudées. Son visage s'empourpra.

Elle se débattit un instant avec sa jupe pour se couvrir et cacher le porte-jarretelles et la bande de chair au-dessus des bas de soie.

« Dommage », ne put s'empêcher de penser Steven. Il aurait dû se sentir coupable de s'être délecté du spectacle, mais n’y parvenait pas. Il regrettait cependant très sincèrement de l’avoir effrayée après l'avoir renversée.

Il leva la main en signe d'apaisement.

— Je ne voulais pas vous faire peur. Je voulais simplement vérifier que vous ne vous étiez pas foulé la cheville.

Il tendit de nouveau la main vers la cheville gracile et l'immobilisa à un centimètre, le temps de solliciter la permission d'y toucher :

— Je peux ?

Elle hocha la tête tout en restant sur ses gardes. Il la fixa un court instant : ses yeux n'étaient pas bleus, en fait, mais presque violets. Améthyste. La combinaison du mauve de ses iris et du brun de sa chevelure était... saisissante.

— Allez-y, dit-elle, ramenant ainsi l'attention de Steven sur le problème en cours, la cheville endolorie. Je peux vous signer une décharge si vous avez peur que je vous poursuive en justice, ajouta-t-elle d'un ton sarcastique en constatant qu'il n'osait faire un geste.

Surpris de se sentir sourire, Steven se força à détacher son regard de son visage pour se concentrer sur la cheville, laquelle commençait déjà à enfler. Elle pouvait être foulée ou fracturée.

Il la tâta aussi délicatement que possible tout en guettant du coin de l'œil les réactions de la jeune femme. Il la vit croiser fermement les bras et retenir son souffle en se mordant la lèvre. Elle avait mal, mais il n'y avait probablement pas de fracture. Avec précaution, il plaça le pied sur le sol, en s'efforçant de ne pas remarquer que ses ongles d'orteils étaient vernis de rose pâle et que ses bas de soie épousaient à merveille le galbe de ses mollets. En essayant aussi d'oublier qu'il y avait des jarretelles sous sa sage jupe bleu lavande.

Mon Dieu ! Combien de femmes portent encore des porte-jarretelles, de nos jours ?

Il se racla la gorge et dit, en espérant que sa voix ne trahirait pas son émoi :

— A première vue, ce n'est qu'une foulure, mais il faudrait que vous fassiez examiner votre cheville par un médecin.

Il se redressa sur ses talons, détournant les yeux de ces jambes au galbe parfait. Son regard se posa alors sur les chaussures de la jeune femme. Des sandales noires avec des talons aiguilles de plus de dix centimètres de haut.

Il s'efforça de repousser l'affolante vision de telles jambes perchées sur de tels talons et crut bon de dire sur un ton de léger reproche :

— Avec une paire de chaussures plus pratiques, vous n’auriez pas fait une si mauvaise chute.

Elle ouvrit la bouche, stupéfaite.

— Alors, ça ! Vous êtes...

Elle écarquilla ses yeux améthyste et se redressa tant bien que mal, rejetant sèchement d'une claque la main qu'il lui tendait pour l'aider.

— Vous ne manquez pas d'air ! Vous me bousculez, vous me faites tomber et vous vous permettez de critiquer la manière dont je choisis mes chaussures !

Elle saisit son sac à main et entreprit d'y fourrer le bâton de rouge à lèvres, les clés et les objets qui s'étaient déversés par terre.

— Je ne voulais pas les acheter, de toute façon, ces chaussures, marmonna-t-elle.

Steven ramassa un poudrier noir laqué, mais elle le lui arracha des mains.

— Rendez-moi ça !

— Alors pourquoi ? demanda-t-il en lui tendant un sac en plastique rempli de...

Il plissa les yeux, fixant le contenu. Rempli de biscuits pour chiens ! Elle le lui arracha aussi et s'empressa de le faire disparaître dans son sac.

— Pourquoi quoi ? demanda-t-elle à son tour.

— Pourquoi avez-vous acheté ces chaussures, si vous n’en aviez pas envie ?

Elle s'immobilisa un instant, la main sur son PalmPilot. Lorsqu’elle leva les yeux, ses longs cheveux bruns s'écartèrent et Steven crut que son cœur allait cesser de battre. Elle souriait. Gaiement, même. Lorsqu'elle fronçait les sourcils, elle était déjà ravissante. Mais quand elle souriait ainsi elle était vraiment belle... Et ce sourire était contagieux : il sourit à son tour.

— C'est une amie qui m'a persuadée de les acheter.

Elle tendit la main vers l'une des chaussures et se mit à l'examiner d'un œil plein de regret.

— Je lui avais bien dit que je tomberais et que je me foulerais la cheville... CQFD !

Steven s'esclaffa. Il se sentait plus léger, subitement. Il n'en oubliait pas ses soucis, loin de là, mais leur poids tout à coup ne lui pesait plus autant sur les épaules.

Se sentant brusquement gêné, il se leva. Elle le suivit du regard, alors qu'il aurait préféré qu'elle détourne les yeux.

— Je suis désolée, dit-elle doucement. Je ne regardais pas non plus devant moi quand vous m'êtes rentré dedans. Et puis je crains de m'être montrée un peu... revêche... Mais c'est que j'ai eu...

Elle haussa les épaules avant de reprendre :

— Une journée difficile. Je sais que ce n'est pas une excuse, mais c'est la seule que je puisse invoquer. J'espère que vous me pardonnerez mon impolitesse.

Steven jeta un coup d'œil autour de lui et laissa vagabonder son regard sur les feuilles de papier éparses qui entouraient la jeune femme.

— Ce n'est pas grave, dit-il. Laissez-moi donc ramasser tout ça.

Il perçut l'intonation un peu brusque de sa propre voix et s'en agaça, comme chaque fois qu'il se surprenait à parler sèchement aux autres. Mais cette froideur était devenue un trait de son personnage ; elle faisait partie du bouclier qui lui permettait de tenir à distance tous ceux qui ne jouaient pas un rôle essentiel dans son existence.

 

 

Jenna resta immobile, interloquée, sa chaussure à la main, tandis que l'homme se mettait à ramasser les feuilles éparses. Il avait changé si abruptement d'expression... Il riait de bon cœur et voilà qu'il avait l'air froid et distant de nouveau.

Ses cheveux blond vénitien se teintèrent de cuivre à la lumière des plafonniers du hall. Il était grand et bien bâti, et elle se surprit à le comparer à M. Lutz. Elle reposa sa chaussure sur le sol et se mit à rassembler elle aussi ses copies. Les deux hommes étaient de haute stature, mais c'était bien leur seul point commun. Lutz se servait de sa taille et de sa carrure pour intimider les autres. Alors que cet inconnu semblait très posé, rassurant même. Une fois passée sa surprise, au moment où il lui avait palpé la cheville, elle ne ressentait plus aucune crainte. Le regard de Lutz était glacial. Les yeux de cet homme étaient doux, bordés de charmantes petites rides d’expression quand il riait.

Elle se figea subitement. Brad Thatcher avait les cheveux bruns et il était beaucoup moins costaud que l'inconnu, mais ses yeux étaient exactement les mêmes, de cette jolie couleur noisette et bordés de petites rides d'expression quand il riait. Elle l’examina mieux, puis ferma les yeux et sentit ses joues rougir. Les yeux et le sourire de Brad étaient parfaitement semblables à ceux de cet homme, tout comme la forme de ses pommettes, de ses mâchoires. Brad lui ressemblait... comme un fils ressemble à son père !

« Oh ! mon Dieu, songea-t-elle, cet homme est le père de Brad Thatcher ! » Elle l'avait traité d'imbécile et il avait vu ce qu’elle portait sous sa jupe !

Elle leva les yeux vers lui. Il était en train de parcourir avec attention une feuille de test qu'il tenait à la main. Son visage exprimait l'impuissance et la déception. Il croisa son regard et elle eut l'impression de prendre un coup de poing dans l’estomac.

— Vous êtes le Dr Marshall, murmura-t-il.

Elle hocha la tête.

— Et vous, vous êtes l'agent spécial Thatcher.

— Oui, je suis le père de Brad...

— J'ai deux mots à vous dire, agent Thatcher.

 

 

 

Vendredi 30 septembre, 16 h 30

 

Une épaule appuyée contre le mur, Victor Lutz regardait avec une impatience croissante le principal arpenter le tapis élimé de son bureau.

— La solution est très simple, docteur Blackman : annulez la décision du Pr Marshall.

Blackman se tourna vers lui. Les traits de son maigre visage étaient tendus par l'anxiété.

— Je ne peux pas faire ça, répondit-il.

Lutz ne cilla pas.

— Pourquoi pas ? demanda-t-il.

Blackman alla se poster à la fenêtre. Les bras croisés et les épaules affaissées, il regarda d'un œil morne la petite foule des matchs du vendredi soir, qui avait commencé à s'assembler.

« Blackman est un idiot », songeait Lutz. Il commençait à en avoir assez de discuter avec lui. Il se détacha du mur et avança de quelques pas.

— Blackman !

Le principal tourna la tête, choqué par la familiarité et le ton cassant de Lutz.

— Je vous ai posé une question ! Pourquoi pas ?

Blackman déglutit et ajusta ses lunettes. Puis il se racla la gorge avant de répondre :

— Parce que, formellement, le Dr Marshall est parfaitement dans son droit. Rudy a raté ses tests. Le règlement du lycée est formel sur ce point...

— Je me fous comme de l'an quarante de votre règlement ! l'interrompit Lutz d'une voix furieuse. Je veux que Rudy joue dans l'équipe. Je veux qu'il joue le match d'aujourd'hui.

— Je ne peux pas faire ça. Pas aussi vite. Il me faut un peu plus de temps...

— Combien de temps ?

En son for intérieur, Lutz se promit de flanquer une bonne raclée à son fils pour le punir de son indécrottable stupidité. Cet imbécile aurait dû répondre aux questions de ce maudit test. Ensuite, quel qu’en ait été le résultat, il y aurait eu moyen de faire remonter sa note. Mais il n'avait pas une once de cervelle ! Il s'était présenté au test comme une fleur, sans avoir rien révisé, et il avait rendu une copie blanche. Un crétin qui n’avait rien dans la tête et ne voyait pas plus loin que le bout de son nez ! Comme sa mère.

— Quelques semaines, dit Blackman.

— C'est inacceptable ! Je veux que Rudy puisse jouer la semaine prochaine, Blackman. Vous m'avez bien entendu ? Dans le cas contraire, vous pouvez faire une croix sur votre projet de nouveau stade, car je vous assure que vous aurez du mal à le financer !

Blackman déglutit une nouvelle fois.

— Ce stade n'est pas pour moi... Il est pour le lycée, monsieur Lutz.

— A d'autres !

Il lui jeta un regard de mépris, le voyant trembler de plus belle.

— Votre promesse de construire un nouveau stade est votre seule chance de voir votre contrat reconduit l'an prochain. Sans ce stade, vous perdrez votre boulot, vous perdrez tout.

Il eut un sourire mauvais et poursuivit :

— Pour un homme dont le gagne-pain est la gestion, vous vous débrouillez comme un manche avec les finances. Dans votre vie personnelle comme professionnelle, d'ailleurs...

Le visage de Blackman se décomposa et Lutz eut un petit gloussement de triomphe.

— Mon métier, précisa-t-il, consiste à obtenir des informations et à m'en servir le plus efficacement possible... Je sais tout de vous, jusqu'à la couleur de votre caleçon !

Il remit son chapeau et ajouta :

— Je vous donne une semaine, Blackman. Pas plus. Au match de vendredi prochain, il faut que Rudy ait retrouvé sa place dans l'équipe et soit sur le terrain.

Blackman hocha vivement la tête.

— Une semaine, c'est compris, fit-il, vaincu.

Content de lui, Lutz prit congé, laissant violemment claquer la porte derrière lui.

 

 

 

Vendredi 30 septembre, 16 h 40

 

Steven aida le Dr Marshall à s'asseoir sur l'une des chaises disposées autour de la vieille table de la salle des professeurs. Il déplaça une autre chaise de manière à ce que l'enseignante puisse y poser son pied endolori.

— Il faudra appliquer au plus vite de la glace sur cette cheville, dit-il.

Elle le regarda dans les yeux et lui sourit. Une fois encore, il sentit son cœur se réchauffer. Plus d'un homme se serait volontiers abandonné à une sensation aussi agréable. Malheureusement, il n'était pas de ces hommes-là.

— Il doit y avoir un sac de glace dans le congélateur, dit-elle en désignant un réfrigérateur dans un coin de la pièce.

Il y trouva un sac de glace en paillettes et le lui apporta. Elle le remercia et lui désigna une chaise.

— Asseyez-vous, je vous en prie, monsieur... Je veux dire, agentThatcher.

Il haussa les épaules.

— Inutile d'être formel. Je ne suis pas en service...

Il s'assit. Et attendit.

Pendant une bonne minute, elle resta les yeux rivés sur ses mains, puis elle releva enfin la tête.

— Vous avez vu le test de Brad, dit-elle sans préambule.

Steven ne put qu'en convenir d'un hochement de tête. Ses cordes vocales semblaient ne plus fonctionner.

Le Dr Marshall se pencha vers lui et elle avait l'air tout à fait sérieuse, à présent.

— Brad était dans ma classe de chimie élémentaire, l'an dernier, monsieur Thatcher. Il y a participé avec un sérieux et une assiduité que je ne suis pas près d'oublier. Il aimait apprendre, et ça se voyait. Ses notes étaient excellentes. Il était toujours à jour dans ses devoirs. Il était poli, éveillé... Mais depuis quelques semaines, j'ai l'impression de ne plus avoir le même Brad dans ma classe.

Steven ferma les yeux et se massa les tempes, pris d'une brusque migraine.

— Quand avez-vous constaté ce changement ? parvint-il à demander.

Il sentit les doigts de la jeune femme lui enserrer les poignets et ôter doucement ses mains de son visage. Il ouvrit les yeux et vit qu'elle le fixait, préoccupée.

— Vous vous sentez bien, monsieur Thatcher ? Vous êtes tout pâle.

— Ce n’est qu'une migraine. Ça va aller...

Constatant qu'elle ne semblait pas convaincue, il répéta :

— Quand avez-vous constaté que mon fils avait changé ?

Elle se cala sur son siège et revint au sujet.

— Je dirais qu'il y a quatre semaines de cela environ. A la rentrée, fin août, j'étais vraiment contente de le retrouver comme élève dans ma classe de chimie avancée. Et puis, juste après le congé de la fête du Travail, il m'a paru complètement différent.

Steven fronça les sourcils.

— Différent… En quoi, exactement ?

— Tout d'abord, il m'a semblé agité et nerveux. Il répondait de travers à des questions faciles. Nous avons eu un premier test et il a obtenu un 5 sur 20. J'ai trouvé ça bizarre... Mais je me suis dit qu'il ne s'agissait peut-être que d'une défaillance passagère.

Elle haussa les épaules, avant de poursuivre :

— Et aujourd'hui, j'ai noté son dernier test et il l'a complètement raté. Chaque jour qui passe, il me paraît de plus en plus mal dans sa peau. Je ne pouvais donc pas attendre plus longtemps, et je vous ai appelé pour en parler avec vous. J’aimerai comprendre ce qui se passe.

Steven se força à poser la question qui l'empêchait de dormir depuis quatre semaines.

— Docteur Marshall, pensez-vous que mon fils se drogue ?

Elle posa un doigt sur ses lèvres et demeura silencieuse pendant un moment qui parut une éternité à Steven.

— De braves gosses peuvent tomber dans la drogue, agent Thatcher, dit-elle enfin.

Elle lui lança un regard plein de sympathie avant d'ajouter :

— Mais vous êtes payé pour le savoir, n'est-ce pas ? En vérité, je ne sais qu'en penser. J'espère du fond du cœur que ce n'est pas le cas. Mais c'est une hypothèse que nous ne pouvons pas écarter.

Steven la vit se mordre la lèvre et sentit subitement son esprit baigner dans une étrange sérénité. Nous.Elle avait dit nous.Il n'avait toujours pas la moindre idée de ce qu'il devait faire au sujet de Brad, mais le fait que cette femme partage son inquiétude et semble se préoccuper sérieusement de son fils lui faisait l'effet d'une bouée de sauvetage — même si cet effet ne devait durer que les quelques minutes qu'il était en train de passer avec elle.

— Alors, que faut-il faire, selon vous ? demanda-t-il.

Elle sourit avec une telle douceur que Steven sentit son cœur se serrer.

— A mon avis, il faut commencer par soumettre son cas au conseiller d'orientation. C'est un ami et il a beaucoup d'expérience.

Elle sortit une feuille de papier de sa serviette et y inscrivit un nom et un numéro de téléphone.

— Appelez-le lundi. Il sait que je devais vous rencontrer aujourd'hui. Il attend votre coup de téléphone.

Steven plia le papier et le glissa dans sa poche.

— Vous étiez donc certaine que j'accepterais de le rencontrer ?

— Brad est un bon petit gars. Et en général, les bons petits gars sont des enfants bien élevés par leurs parents.

— Merci. Croyez-moi, je me sens déjà un peu rassuré.

Le Dr Marshall se leva, resta en équilibre sur sa jambe valide et lui tendit la main en disant :

— J'en suis très heureuse.

Il se leva à son tour et lui serra la main, éprouvant une étrange réticence à la lâcher, à laisser partir cette femme qu’il venait tout juste de rencontrer. Puis il retira sa main brusquement, se reprochant cet accès de tendresse malvenu et imprudent.

— Je vous remercie d'avoir bien voulu m'accorder cet entretien, dit-il. Comment va votre cheville ?

Elle posa son pied au sol et fit une grimace.

— Un peu mieux.

Steven hésita un instant puis demanda :

— Y a-t-il quelqu'un que vous pourriez appeler pour venir vous chercher ?

Ses yeux se posèrent involontairement sur la main gauche de la jeune femme. Pas d'alliance. Pas de mari. N'y pense même pas,se dit-il aussitôt. Ne t'aventure surtout pas dans cette voie. Mais c'était trop tard, il s'était déjà posé la question. Elle rougit et il se demanda si ses propres joues étaient aussi rouges.

— Non, malheureusement, murmura-t-elle en baissant les yeux, comme si elle se parlait à elle-même.

Il se demanda s'il l'avait blessée. Mais lorsqu'elle releva les yeux vers lui, il la vit sourire.

— Je n'ai personne dans ma vie. Juste mes chiens, dit-elle.

Elle s'empressa de rassembler ses affaires, ajoutant :

— Ne vous inquiétez pas pour moi. Ma voiture est automatique et mon pied droit parfaitement opérationnel. Mais je ne refuserais pas un peu d'aide pour rejoindre ma voiture, si ça ne vous dérange pas...

— Pas du tout !

Il lui prit sa serviette des mains et lui offrit son bras, tout en redoutant le contact de sa peau.

Elle n’est pas mariée. Cette femme splendide n'est pas mariée…

Serrant les dents, il s'efforça de chasser cette idée de son esprit et, avec elle, la petite étincelle qui menaçait d'embraser ses désirs. Il se concentra sur ce qu'il avait à faire : la raccompagner jusqu'à sa voiture puis rentrer chez lui au plus vite et chercher à en savoir davantage sur les états d'âme de son fils.

Si j'étais un bon père, voilà tout ce qui devrait me préoccuper.

Or ce qui le préoccupait plus que tout tandis qu'il l'aidait à traverser le hall, c'était le frôlement de son épaule contre la sienne.

Ils formaient un beau couple, tous les deux, songea-t-il soudain. Elle était grande, plus grande que sa défunte femme. Cette comparaison raviva des souvenirs douloureux. Il tenta de refouler ces réminiscences, de prétendre qu'elles ne le hantaient pas. Mais dès lors qu'elles lui étaient venues à l'esprit, il lui était impossible de s'en débarrasser. Il y avait bien longtemps, quand les enfants étaient petits, Melissa aimait à se blottir contre lui, et il devait plier le cou pour humer le parfum de ses cheveux...

Une douleur aiguë lui transperça le cœur. Melissa n'était plus là, et elle avait emporté... volétout ce qui était agréable dans sa compagnie.

Sois maudite, Mel !

Il se redressa si brusquement que le Dr Marshall se tourna vers lui d'un air surpris, faisant voler ses cheveux bruns derrière ses épaules.

— Je vous ai marché sur le pied ? demanda-t-elle.

Elle souffrait visiblement. Elle esquissa un pâle sourire, mais c'était pure politesse de sa part.

Il secoua la tête.

— Non, du tout.

Il vit à son regard qu'elle s'interrogeait sur son compte, puis elle baissa les yeux lorsqu'elle comprit qu'il ne s'épancherait pas, et ses cheveux voilèrent un instant son visage. D'un geste vif, elle les ramena en arrière.

Le lait de coco. Ses cheveux sentaient le lait de coco. Les plages et la crème de bronzage. Les Bikini...

Elle sentait bon. Il aurait voulu ne pas le remarquer, pas plus qu'il n'aurait voulu prêter autant d'attention à ses joues lisses ou au dessin parfait de son nez aquilin. Ou à ses lèvres pleines. Ou à ses jambes qui semblaient n'en plus finir. Il aurait voulu ne remarquer aucun de ces nombreux charmes, mais il s'aperçut à sa grande honte qu'il lui était impossible de les ignorer.

La dernière chose dont il avait besoin, à ce stade de sa vie, c’était d’être distrait de ses obligations familiales et professionnelle par une femme. Habituellement, il parvenait fort bien à garder le cap — au grand dam de sa tante Helen. Mais cette fois, il avait le plus grand mal à se blinder. Cette fois, il se sentait vulnérable.La seule évocation de ce mot lui laissa un mauvais goût dans la bouche. Mais sa vulnérabilité était bien réelle en l'occurrence, qu'elle soit due à l'entretien pénible qu’il avait eu avec les parents de Samantha Eggleston ou au fait que l'avenir de son fils était en danger et qu'il se sentait impuissant face à cette situation désespérante.

Le Dr Marshall s'immobilisa pendant qu'il lui tenait la lourde porte d'entrée du lycée. Il sentit sa main réconfortante serrer doucement la sienne tandis qu'elle disait à voix basse :

— Ça va s'arranger, monsieur Thatcher. Il ne faut surtout pas que vous vous découragiez.

Il avait besoin de s'accrocher à cet espoir. Il n'était pas loin d'espérer qu'il serait épaulé par une personne comme elle, quelqu'un qui l'encouragerait au fil des vicissitudes de l’existence. Non, il n'en était pas loin.

Il hocha la tête.

— Nous êtes sûre que vous arriverez à conduire ?

Elle pencha la tête sur le côté, comme pour mieux le regarder, et il se sentit mis à nu, comme si elle avait le pouvoir de déceler ses craintes les plus intimes. Il s'attendait à d’autres paroles d'encouragement, mais, au lieu de cela, elle se contenta de répondre :

— Oui. Comme je vous l'ai dit, mon pied droit est opérationnel et ma voiture est automatique. Je peux me débrouiller toute seule.

— Si vous me passez vos clés, je peux approcher votre voiture.

Il la regarda fouiller dans son sac à main et en sortir un trousseau de clés.

— C'est une Jaguar rouge, précisa-t-elle.

Il cligna des yeux, ébahi.

— Vous avez une Jaguar ? Avec un salaire de prof ?

— C'est un héritage, dit-elle en désignant l'autre bout du parking. Elle est garée là-bas.

Il lui prit les clés des mains et l'aida à descendre les marches qui menaient au parking. Arrivée en bas, elle lâcha son bras et agrippa la rambarde métallique. Il se sentit soudain démuni, abandonné. Et il n'aima pas cette sensation.

Le Dr Marshall présentait toutes les qualités susceptibles de l'aider à remettre Brad dans le droit chemin. Mais il ne fallait pas que cette crise d'adolescence tardive et imprévue dure trop longtemps — tant pour le bien de Brad que pour éviter à son père de revoir trop souvent une femme qui lui faisait autant d'effet.

Elles étaient jeunes et belles
titlepage.xhtml
Elles etaient jeunes et belles_split_000.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_001.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_002.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_003.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_004.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_005.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_006.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_007.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_008.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_009.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_010.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_011.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_012.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_013.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_014.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_015.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_016.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_017.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_018.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_019.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_020.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_021.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_022.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_023.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_024.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_025.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_026.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_027.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_028.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_029.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_030.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_031.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_032.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_033.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_034.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_035.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_036.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_037.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_038.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_039.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_040.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_041.htm
Elles etaient jeunes et belles_split_042.htm